Un coup d’arrêt à l’attractivité de la place financière de Paris ? L’affaire Vivendi
Etienne Rocher, Article publié dans La Tribune, le 16 décembre 2021
On sait les efforts entrepris par les gouvernements successifs depuis plusieurs années en vue de redonner de la crédibilité et de l’attractivité à la place financière et judiciaire parisienne en Europe et dans le monde.
L’on peut se demander si le tribunal de commerce de Paris qui a rendu récemment cinq décisions dans l’affaire Vivendi n’aurait pas mis un sérieux coup de frein à ces efforts.
Par cinq jugements en date du 7 juillet 2021[1], le tribunal de commerce de Paris a en effet très sèchement débouté une centaine d’investisseurs européens, canadiens et américains de leurs demandes dirigées contre Vivendi en réparation du préjudice résultant du manquement de cet important émetteur à l’obligation de communiquer des informations financières exactes, précises et sincères à destination du marché.
Ces manquements commis au début des années 2000 étaient pourtant avérés, Vivendi ayant fait l’objet d’une sanction administrative prononcée par la commission des sanctions financières de l’AMF en novembre 2002[2]
La sanction avait été de surcroît partiellement confirmée par la Cour d’appel de Paris le 28 juin 2005 qui s’était prononcée sur le recours exercé à l’encontre de la décision de l’AMF.
S’il est exact que Vivendi et ses dirigeants avaient été relaxés au pénal des chefs de diffusion d’informations fausses et trompeuses, manipulation de cours et abus de biens sociaux[3], il n’en demeurait pas moins que tant l’AMF que la Cour d’appel de Paris avait constaté d’incontestables manquements de Vivendi aux règles de communications financières.
Rappelons également que Vivendi avait été également poursuivi aux Etats Unis et qu’après transaction avec la Securities and Exchange Commission (« SEC »), de lourdes condamnations avaient été prononcées contre Vivendi au profit des investisseurs qui avaient traité à partir du marché américain.
Il était donc permis de penser que les investisseurs ayant acquis leurs titres Vivendi sur le marché parisien pouvaient raisonnablement escompter justice et condamnation de Vivendi à réparer leurs préjudices nés des manquements en cause.
C’était sans compter sur le tribunal de commerce de Paris et son extraordinaire sévérité à l’encontre des investisseurs qui – on peut le craindre – auront intérêt à l’avenir, s’ils le peuvent, à se pourvoir devant des juridictions moins favorables aux émetteurs.
Il faut dire que pour eux la leçon est rude : le tribunal, non content de débouter les investisseurs, a en outre condamné ces derniers à payer à Vivendi plus de 3,5 millions d’euros au titre de l’article 700 du Code de Procédure Civile (frais d’avocats essentiellement).
Comme le relève une partie de la doctrine : « Il est difficile de ne pas interpréter cette condamnation comme un soutien aux émetteurs cotés et une sorte d’avertissement adressé aux investisseurs qui tenteraient d’engager la responsabilité des émetteurs » [4]
Juridiquement, les motifs des décisions rendues ne sont pas tous sans fondement théorique :
– Le juge civil n’est pas lié par une décision de sanctions administratives mêmes rendues en appel ;
– Seule une condamnation pénale définitive de Vivendi et / ou de ses dirigeants aurait privé le juge civil de son pouvoir de qualification et d’appréciation de la faute civile ;
– De sorte qu’en l’espèce, le tribunal peut déclarer :
« Les manquements administratifs ainsi relevés ne peuvent en eux-mêmes et par principe être constitutifs d’une faute ainsi laissée à l’appréciation du tribunal de céans »[5]
L’on pourrait cependant d’abord considérer que les règles du marché étant impératives et écrites, leur violation serait par nature constitutive d’une faute civile.
Il est aussi vrai que toute définition de la faute civile est discutable et discutée en la doctrine. Soit.
Il n’empêche : à la lecture des jugements rendus, on a la désagréable impression que le tribunal a perdu de vue la finalité de la réglementation. les règles précitées ont pour objectif ultime la préservation de la confiance des investisseurs sur le marché. Admettre, comme le fait la juridiction, que l’émetteur qui a incontestablement dérogé à ces règles n’est pas nécessairement civilement responsable de son comportement réprimé administrativement sur le marché vis-à-vis des investisseurs laisse perplexe.
Finalement, comme dans des secteurs commerciaux usuels, la réglementation pourrait ainsi permettre une forme de publicité suivant la thèse du « dolus bonus ».
Il est douteux que les investisseurs étrangers apprécient ce libéralisme.
Outre cette ouverture d’esprit peu commune en matière financière s’agissant de communication sur les marchés, les investisseurs auront relevé l’originalité du tribunal dans son appréciation du préjudice et du lieu de causalité.
Sur ce sujet, les juges consulaires parisiens vont à rebrousse-poil de la jurisprudence de la Cour de Cassation.
Tandis que la Cour Suprême admet un préjudice de perte de chance pour les investisseurs lésés (avoir renoncé à l’investissement ; être privé de la possibilité d’investir dans un autre titre ou support), les juges consulaires parisiens écartent par principe la perte de chance.
Alors que la Cour de Cassation présume en la matière le lieu de causalité entre faute et préjudice, le tribunal en exige une très claire démonstration[6].
On l’aura compris, le tribunal de commerce de Paris ne souhaite pas la multiplication des actions intentées par les investisseurs. Le message est clairement passé !
Quid alors de l’attractivité de la place de Paris ?
Sous réserve de l’issue des recours qui seront immanquablement initiés par les investisseurs, dans l’immédiat, un gros investisseur aura sans doute avantage à traiter une opération donnée à partir d’une place étrangère.
[1] TC Com, Paris 7 juillet 2021 n°2021027112, 2012033467, 2012029636, 2012056220, 2012028100
[2] Commission des sanctions de l’AMF, 3 novembre 2004-16, Banque et Droit 2005 n°100 p.20
[3] CA Paris, 19 mai 2014 ; Cass Crim 20 avril 2017 n°14-84-562
[4] Lexis Nexis – Droit des sociétés, novembre 2011 n°11 p.21
[5] T Com Paris, 7 juillet 2021 n°2012028100
[6] Cass Com, 9 mars 2010 n°08-21.547; Cass Com 6 mai 2014 n°17-17.632