Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable peut désormais entrainer l’annulation d’une procédure pénale: l’affaire dite de « la chaufferie de La défense »
Par Stéphane Micheli et Rebecca Nahon, le 25 février 2021
Il aura fallu vingt ans et sept juges d’instruction pour arriver à bout de l’instruction judiciaire de l’affaire dite de « la chaufferie de la défense », mais seulement une matinée d’audience ce 11 janvier pour que le Tribunal de Nanterre annule la tenue de ce procès très attendu, sur le fondement de l’atteinte portée au droit à toute personne à être jugée dans un délai raisonnable.
Cette décision est d’autant plus surprenante que le principe dit du « délai raisonnable » faisait jusque-là figure de principe onirique, de vœu pieux, du fait de l’absence de sanction effective prévue par les textes ou la jurisprudence en cas de violation manifeste.
Flash-back : ça chauffe à La Défense
L’affaire dite de la chaufferie de La Défense avait fait grand bruit au début des années 2000 après des suspicions de trucages relatifs à la passation du marché public du chauffage urbain et de la climatisation du quartier de La Défense, dénoncées à l’époque par les services de la répression des fraudes.
Et pour cause, la société qui avait remporté le marché n’était non seulement pas le candidat le moins-disant, mais surtout, cette société était curieusement constituée d’actionnaires de l’ancien concessionnaire dont la gestion avait été fortement décriée à la suite de l’explosion mortelle d’une chaudière en 1994.
Une information judiciaire pour corruption, trafic d’influence puis abus de biens sociaux avait alors été ouverte en 2002.
Le procès qui devait se tenir au mois de janvier 2021 devait permettre d’établir (enfin) la vérité sur la passation décriée de ce marché public de plus d’une centaine de millions d’euros.
Les juges de Nanterre ont toutefois considéré que le délai excessif de la procédure ne permettait pas la tenue d’un procès équitable, étant précisé que l’un des protagonistes du dossier est décédé au cours de l’instruction et que les deux autres principaux prévenus sont âgés de 82 et 98 ans.
L’atteinte dénoncée au droit à être jugé dans un délai raisonnable
Le principe du droit de toute personne à être jugée dans un délai raisonnable est fondé initialement sur l’article 6§1 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Ce principe a ensuite été repris dans l’article préliminaire, alinéa 9, du Code de procédure pénale qui dispose qu’“il doit être définitivement statué sur l’accusation dont cette personne fait l’objet dans un délai raisonnable”.
Ce principe dit du « délai raisonnable » n’a pas de valeur constitutionnelle mais fait partie intégrante des droits et des libertés processuels garantis par le droit à un procès équitable dont la notion a été consacrée en 2005 par le Conseil Constitutionnel sur le fondement de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (Conseil constitutionnel, décision n° 2004-510 du 20 janvier 2005).
Le caractère raisonnable de la durée de la procédure s’apprécie de façon souveraine par les juges du fond. Ces derniers peuvent s’appuyer sur les critères d’évaluation du délai raisonnable dégagés par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de d’homme, à savoir : la complexité de l’affaire, le comportement du requérant, le comportement des autorités nationales (CEDH, 6 mai 1981, Buchholz, préc. n° 30, § 49. – CEDH, 13 juill. 1983, n° 8737/79, Zimmermann et Steiner, série A n° 66, § 24).
Aucune sanction procédurale prévue par les textes ni même par la jurisprudence de la chambre criminelle de la cour de cassation
Bien que le droit à être jugé dans un délai raisonnable soit un principe directeur du procès équitable et des droits de la défense, aucune sanction procédurale n’est prévue par les textes en cas de violation.
Loin de pallier cette lacune, la Chambre criminelle de la Cour de cassation considère même que l’atteinte portée à ce principe ne peut être sanctionnée de manière procédurale mais uniquement financière, à travers la mise en cause de la responsabilité de l’État « à raison du fonctionnement défectueux du service public de la justice » (Cour de cassation, Chambre criminelle, 3 Décembre 2013 – n° 13-90.027).
Quoiqu’elle puisse être fortement critiquée, notamment par la doctrine, la Cour de cassation maintient fermement sa position et a déjà fait plusieurs fois obstacle au renvoi au Conseil constitutionnel de questions prioritaires de constitutionnalité portant sur ce sujet.
En ce sens, la décision du Tribunal de Nanterre est donc tout à fait exceptionnelle en ce qu’elle va délibérément à l’encontre de la position établie de la Cour de cassation.
Le Parquet, qui dans cette affaire avait contribué à allonger les délais de la procédure en ne transmettant que très tardivement son réquisitoire définitif (22 mois d’attente), a fait appel de la décision du Tribunal correctionnel de Nanterre du 11 janvier dernier. Il reviendra donc à la Cour d’appel de Versailles de se prononcer.
On peut espérer que les conseillers versaillais confirmeront la décision courageuse des juges de première instance ce qui permettra, peut-être, d’inciter la Chambre criminelle à infléchir sa position.
En effet, seule une sanction de nature procédurale constituerait une protection effective du droit à être jugé dans un délai raisonnable car elle encouragerait assurément l’ensemble de la chaine judiciaire à limiter les lenteurs excessives des procédures.
L’effort à déployer pour remédier à cette lenteur préjudiciable de la Justice qui s’installe, est fondamental car le temps qui passe entrave la manifestation de la vérité (dépérissement des preuves, fragilisation des témoignages anciens).
Les moyens trop faibles de l’institution judiciaire
Il y a en France 10,9 juges professionnels pour 100.000 habitants contre 24 ,5 en Allemagne ou encore 13,3 en Belgique ; 3 procureurs en France pour 100.000 habitants contre 12,13 en moyenne en Europe (Rapport de Commission européenne pour l’efficacité de la Justice (CEPEJ)).
Le dysfonctionnement de la justice est le résultat de facteurs cumulés et anciens : manque d’effectifs (magistrats/ greffiers), surcharge de travail, manque de moyens matériels (outils informatiques défaillants). Elle est bien sûr aussi parfois la conséquence de multiples recours exercés par des parties et leurs avocats qui espèrent ainsi que le temps passant, les tribunaux feront preuve de plus de mansuétude à leur égard.
Espérons que cette décision invitera les pouvoirs publics, et au premier chef le Garde des Sceaux, à augmenter significativement les moyens de la Justice afin d’éviter l’annulation en masse de procédures sur le fondement de la violation du droit à être jugé dans un délai raisonnable.