La Directive « Lanceurs d’alerte »
et les enjeux de sa transposition en France
Juliette Félix, Counsel au sein du pôle media, a publié un article dans le magazine Expertises – janvier 2020
L’UE vient de se doter d’une Directive « sur la protection des personnes qui signalent des violations de l’Union »[1]. Si la liberté d’expression s’en trouve renforcée, les enjeux financiers ne sont pas étrangers à l’adoption de ce texte. Sa transposition nécessitera une remise à plat du dispositif français créé par la Loi dite « Sapin 2 » en 2016.
« J’ai été marginalisée de façon majeure.(…) J’ai eu le sentiment très pénible d’être traquée, (…) alors que je ne faisais que mon travail. »[2]. La colère contenue d’Irène Frachon lors de sa déposition devant le Tribunal Correctionnel dans le procès du Médiator reflète la solitude et la violence psychologique que certains lanceurs d’alerte doivent affronter. Peu ou mal protégés par les différentes législations européennes, disparates ou parcellaires, les auteurs de signalement vont désormais bénéficier d’un socle de mesures harmonisées. Au-delà de la nécessaire protection des lanceurs d’alerte, l’enjeu est de rendre plus efficace la lutte contre la fraude et la corruption à l’échelle de l’Union.
L’harmonisation de la protection des lanceurs d’alerte
Les dispositifs de whistleblowing (littéralement souffler dans le sifflet) et d’alerte éthique se sont développés en France et en Europe notamment après l’adoption en 2002 de la loi américaine dite « Sarbanes Oxley », qui impose aux sociétés américaines et à leurs filiales à l’étranger de mettre en place des dispositifs internes d’alerte pour signaler toute infraction comptable, fiscale ou financière. L’objectif affiché était d’éviter de revivre le traumatisme des scandales Enron et Worldcom.
Certains secteurs ont fait l’objet de régulations spécifiques à l’échelle européenne, mais, comme le souligne le Conseil de l’Europe, « au niveau de l’UE, ce n’est que dans un nombre limité de secteurs (essentiellement dans le domaine des services financiers), qu’il existe une législation comprenant des mesures destinées à protéger des lanceurs d’alerte »[3]
Les affaires Médiator, Luxleaks et autres Snowden ont poussé la France, puis l’UE, à prendre des mesures globales.
La France s’est dotée, par la loi Sapin 2[4], d’un texte dédié, au champ matériel très large, mais avec un système d’alerte en 3 étapes complexe et difficilement lisible. Le Défenseur des droits est chargé d’assister et d’orienter les auteurs de signalement, mais il ne peut fournir aucune aide financière, le Conseil Constitutionnel ayant estimé que cela ne pouvait entrer dans ses attributions.[5].
La Directive simplifie le processus du signalement et renforce la protection des lanceurs d’alerte
Un double objectif
La Directive a pour objectif, bien entendu, de protéger les « bons » lanceurs d’alerte : ceux qui dénoncent « des actes répréhensibles qu’ils ont constatés dans le cadre de leur travail et qui sont susceptibles de porter atteinte à l’intérêt public »[6]. Mais l’adoption de la Directive est aussi largement motivée par la nécessité de résorber le manque à gagner lié à l’imperfection des dispositifs existants : « Selon une étude réalisée en 2017 par la Commission, la perte des bénéfices potentiels due à l’absence de protection des lanceurs d’alerte se situerait entre 5,8 et 9,6 milliards d’euros par an pour l’ensemble de l’UE, dans le seul domaine des marchés publics. »[7]
La Directive n’est donc pas (uniquement) portée par la volonté de protéger la liberté d’expression.
Les principaux apports de la Directive
Le champ matériel de la Directive couvre une liste de secteurs énumérés à l’article 2.1[8], mais l’article 2.2 permet aux Etats membres d’étendre la protection aux domaines non visés.
Le champ personnel s’applique « aux auteurs de signalement travaillant dans le secteur privé ou public qui ont obtenu des informations sur des violations dans un contexte professionnel » quel que soit leur statut (salarié, fonctionnaire, travailleur indépendant, actionnaire, membre des organes d’administration ou de surveillance d’une entreprise, bénévole, stagiaire, contractant, sous-traitant, fournisseurs), et quel que soit le stade de la relation professionnelle (en cours, passée ou à venir). La protection est étendue aux facilitateurs, et à ceux qui aident les auteurs de signalement (article 4).
La Loi Sapin 2 est d’ores et déjà plus large que la Directive sur ces deux points, en ce qu’elle consacre un champ matériel global (seuls sont exclus du régime d’alerte les faits, informations ou documents couverts par le secret défense, le secret médical ou le secret professionnel des avocats), qui n’est pas circonscrit au seul cadre professionnel. En revanche, elle ne protège pas les tiers.
La Directive accorde une protection sans tenir compte de la motivation personnelle du lanceur d’alerte. Contrairement à la loi française, aucun critère de « désintéressement » ne figure dans le texte européen. Il suffit que l’auteur « ait eu des motifs raisonnables de croire que les informations signalées sur les violations étaient véridiques au moment du signalement » – qu’il soit donc de bonne foi – et que le signalement ait suivi le cadre prévu par le texte (article 6).
Et c’est précisément ce processus de signalement que la Directive simplifie par rapport à celui adopté par la France. Là où la loi Sapin 2 impose une procédure graduée en 3 phases (saisine interne, puis en l’absence de réponse, saisine externe, et enfin, en l’absence de réaction de l’autorité externe, saisine de l’opinion publique), la Directive privilégie le signalement interne[9], qui doit être traité dans le délai limité de 3 mois, mais autorise également l’utilisation directe de canaux externes « indépendants et autonomes ». En outre, si le lanceur d’alerte « a des motifs raisonnables de croire que la violation peut représenter un danger imminent ou manifeste pour l’intérêt public, comme lorsqu’il existe une situation d’urgence ou un risque de préjudice irréversible », il peut choisir de divulguer directement les faits au public, tout en bénéficiant de la protection. (articles 7 à 15)
La protection est également plus étendue. Elle inclut une obligation absolue de maintenir la confidentialité de l’identité du lanceur d’alerte (article 16), l’interdiction de « toute forme de représailles » (aucune sanction disciplinaire ni financière, prohibition de tout acte de « coercition, intimidation, harcèlement, ou ostracisme », ou de toute résiliation du contrat de prestation de services ou de fournitures de biens etc) (article 19).
Le lanceur d’alerte bénéficie désormais du renversement de la charge de la preuve, et d’une irresponsabilité « du fait des signalements ou divulgations publiques effectués » dans le cadre défini par la Directive. Cela couvre notamment la diffamation, la violation du secret des affaires, la violation des règles de protection des données personnelle, la condition étant d’avoir respecté le cadre fixé par la Directive et d’avoir eu « des motifs raisonnables de croire que le signalement ou la divulgation publique était nécessaire pour révéler une violation. » (article 21). Le texte impose aux Etats membres de prévoir des sanctions effectives, notamment en cas de représailles (article 23.1).
Même si l’alerte n’était pas pertinente, l’auteur du signalement peut être protégé, sauf si ce dernier a sciemment divulgué de fausses informations. En pareille hypothèse, les dispositions pénales existantes s’appliquent (dénonciation calomnieuse et diffamation notamment) (article 23.2).
Les mesures de « soutien » dont les lanceurs d’alerte doivent pouvoir disposer incluent un large panel de droits : une information sur le suivi de l’alerte, une information complète sur l’ensemble du dispositif, une « assistance effective de la part des autorités compétentes, y compris la certification du fait qu’elles bénéficient de la protection prévue par la présente Directive », une assistance juridique dans le cadre des procédures, des conseils juridiques, ainsi qu’une assistance financière et des mesures de soutien psychologiques, ces deux derniers points étant laissés à la libre appréciation des Etats membres (article 20).
La Directive inclut une clause de non-régression (article 25). Les acquis de la loi Sapin 2 ne peuvent donc être remis en cause et le dispositif actuel ne pourra qu’être amélioré.
« Pas de transposition a minima »
Le Défenseur des Droits, Jacques Toubon a déclaré, juste après l’adoption de la Directive, qu’il ne souhaitait pas « de transposition «a minima» », mais comptait mener un travail interministériel «dense», avec pour objectif la création d’une autorité de protection pour «rompre» l’isolement du lanceur d’alerte: «il faudra réussir à mettre à plat ce dispositif pour une nouvelle loi ambitieuse et pas que faire des réajustements à la marge».[10]
Les mesures de soutien et de protection de la Loi Sapin 2 nécessitent effectivement un renforcement substantiel pour tenir compte des exigences de la Directive et des recommandations conjuguées du Conseil de l’Europe[11], du Réseau NEIWA[12] et de la Maison des lanceurs d’alerte[13], qui insistent sur plusieurs progrès utiles :
– l’extension de la protection aux personnes morales et ONG – afin de limiter l’exposition des personnes physiques et favoriser les porteurs d’alerte,
– le renforcement des pouvoirs des autorités de protection, ainsi que
– la constitution d’un fonds de soutien, abondé par les amendes prononcées.
Le nombre limité de saisines du Défenseur des droits sur les 3 dernières années (seulement 240) plaide en faveur d’une transposition rendant l’ensemble du dispositif plus lisible et plus efficace[14]. Mais l’efficience du corpus législatif et réglementaire nécessitera l’adoption de mesures budgétaires dotant le Défenseur des Droits (ou la future autorité de protection) de ressources humaines et financières adéquates.
La protection réelle des lanceurs d’alerte représente un défi de taille. Le maintien de l’anonymat du lanceur d’alerte reste difficile à faire respecter, comme en témoigne la divulgation récente, sur les réseaux sociaux, de l’identité de l’auteur du signalement à l’origine des débats sur la destitution de Donald Trump[15]. L’accompagnement des personnes physiques est indispensable dans ce contexte.
L’investissement dans un dispositif efficace relève d’une nécessité démocratique. Les enjeux sont multiples : protection de la liberté d’expression, sanction des procédures-bâillon, et moralisation de la vie publique et de la vie des affaires. Sans compter le retour sur investissement significatif pour les finances publiques. L’étude de la Commission parue en 2017 estime en effet qu’un système de whistleblowing complet et correctement mis en œuvre pourrait permettre d’identifier plus de 5 milliards d’Euros par an de manque à gagner, rien qu’en France[16].
[1] Directive (UE) 2019/1937 du Parlement Européen et du Conseil du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union, publiée au JOUE du 26 novembre 2019
[2] Le Monde, 17 octobre 2019 « Au procès du Mediator, le combat d’Irène Frachon : « J’ai eu le sentiment d’être traquée, alors que je ne faisais que mon travail » », par Pascale Robert-Diard
[3] Conseil de l’Europe, Communiqué de presse 630 / 19 du 7 octobre 2019 « Mieux protéger les lanceurs d’alerte :de nouvelles règles devraient s’appliquer à l’échelle de l’UE à partir de 2021 »
[4] Loi n°2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. Cf Chapitre II « De la protection des lanceurs d’alerte »
[5] Décision n° 2016-741 DC du 8 décembre 2016
[6] Conseil de l’Europe, Communiqué de presse 630 / 19 du 7 octobre 2019 , précité
[7] Ibid.
[8] « (i) marchés publics, (ii) services, produits et marchés financiers et prévention du blanchiment de capitaux et financement du terrorisme, (iii) sécurité et conformité des produits, (iv) sécurité des transports, (v) protection de l’environnement, (vi) radioprotection et sûreté nucléaire, (vii) sécurité des aliments destinés à l’alimentation humaine et animale, santé et bien-être des animaux, (vii) santé publique, (ix) protection des consommateurs (x) protection de la vie privée et des données à caractère personnel, et sécurité des réseaux et systèmes d’information ( …) les violations portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union (…) les violation relatives au marché intérieur visé à l’article 26§2 du TFUE, y compris les violation en matière de concurrence (…) ou d’impôt sur les sociétés»
[9] Les entités juridiques du secteur privé de plus de 50 travailleurs et toutes les entités du secteur public doivent mettre en place un canal de signalement interne. Les Etats membres peuvent exempter les municipalités de moins de 10.000 habitants et les entités publiques de moins de 50 travailleurs (article 8). Les seuils sont similaires à ceux fixés par le Décret n° 2017-564 du 19 avril 2017 relatif aux procédures de recueil des signalements émis par les lanceurs d’alerte au sein des personnes morales de droit public ou de droit privé ou des administrations de l’Etat
[10] Le Figaro, 3 décembre 2019 « Le Défenseur des droits souhaite renforcer la protection des lanceurs d’alerte »
[11] Conseil de l’Europe, Résolution 2300 (2019) du 1er octobre 2019 « Améliorer la protection des lanceurs d’alerte partout en Europe »
[12] NEIWA, Network of European Integrity and Wistleblowing Authorities, Déclaration de Paris du 2 décembre 2019 https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/neiwa_declaration_fr_final.pdf
[13] Lettre ouverte à Emmanuel Macron sur le statut des lanceurs d’alerte, 7 novembre 2019 www.mlalerte.org
[14] Le Défenseur des Droits a dû publier un guide de plus de 30 pages pour expliciter le dispositif https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/lanceurs-dalerte
[15] Le Monde, 9 novembre 2019 « Destitution de Trump : Facebook et YouTube suppriment les contenus identifiant le lanceur d’alerte »
[16] European Commission, Estimating the Economic Benefits of Whistleblower Protection in Public Procurement Final Report. July 2017. Cf Annexe 1 pour les chiffres concernant la France.