Garantie autonome à première demande et force majeure – Quand des banques de premier rang invoquent en référé la force majeure

 

 

 

Article d’Olivier Binder et Etienne Rocher,  publié dans la Revue Banque & Droit n°195 – 25 février 2021

 

GAPD, autonomie de l’engagement du garant, préservation de son caractère quelle que soit la force du principe de créance sous-jacent, absence d’atténuation même en cas de force majeure invoquée à l’aune du Covid, seuls la fraude caractérisée ou l’abus manifeste et irréfutable peuvent contrarier l’appel à GAPD, preuve non rapportée de l’évidence requise en référé.

 

 

On sait que, dans les prochains mois, la force majeure tiendra l’un des tout premiers rôles sur la scène du droit des contrats. La Covid est passée par là et l’on connaît les quelques décisions d’espèce très commentées rendues récemment par le juge des référés et celui de l’exécution sur la question1. L’originalité de l’affaire ici commentée tient au fait que le demandeur invoquait en référé la force majeure pour tenter de faire échec au paiement de garanties autonomes à première demande dûment appelées2. Le demandeur, preneur à bail de locaux de prestige, n’avait pas payé ses loyers au bailleur au motif allégué de la crise de la Covid.

Les baux prévoyaient la mise en place de garanties autonomes à première demande. De façon très classique, ces garanties stipulaient que les garants « s’engageaient à payer irrévocablement et inconditionnellement sans pouvoir soulever de contestations pour quelque cause ou motif que ce soit ». Ces garants, des banques françaises de premier rang, ne contestaient pas le caractère autonome de leur engagement au sens de l’article 2321 du Code civil. Rappelons que cet article prévoit : « La garantie autonome est l’engagement par lequel le garant s’oblige, en considération d’une obligation souscrite par un tiers, à verser une somme soit à première demande, soit suivant des modalités convenues. Le garant n’est pas tenu en cas d’abus ou de fraude manifeste du bénéficiaire ou de la collusion de celui-ci avec le donneur d’ordre. Le garant ne peut opposer aucune exception tenant à l’obligation garantie… ».

La prétention principale du preneur à bail était simple : la Covid et les mesures de confinement adoptées dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire avaient eu pour conséquence de nettement ralentir l’activité de sorte que les loyers ne pouvaient plus être payés. Plus accessoirement, le preneur à bail faisait grief au bailleur de ne pas avoir rempli son obligation de délivrance.

Selon le demandeur, cette situation relevait de la force majeure laquelle suspendait l’obligation de paiement des loyers. Compte tenu de la suspension alléguée de l’obligation garantie, l’obligation du garant n’avait plus lieu d’être ou devait être elle-même suspendue et l’appel en paiement fait par le bailleur des garanties autonomes devenait « manifestement abusif » en situation de crise.

Telle était en substance la thèse du demandeur laquelle, dans les circonstances actuelles, n’avait rien de vraiment surprenant de la part d’un débiteur en difficultés. En revanche, la position des banques garantes avait plus de quoi étonner. Ces banques, pourtant professionnels avisés de ce type de sûretés personnelles, épousaient en effet purement et simplement la thèse du demandeur, sans se soucier apparemment des principes essentiels régissant la garantie autonome.

Cette position, toute fondée sur les exceptions tenant à l’obligation garantie, heurtait pourtant le sacro-saint caractère autonome de leur engagement et la jurisprudence constante de la Cour de cassation depuis le début des années 1980.

La jurisprudence a en effet toujours pris soin de relever que pour percer le voile de l’inopposabilité des exceptions et du caractère autonome de l’obligation du garant, la fraude ou l’abus invoqué devait revêtir un caractère particulièrement manifeste et quasi « irréfutable »3.

L’analyse de la jurisprudence démontre d’ailleurs que la fraude et l’abus manifestes sont le plus souvent seulement admis dans des espèces où, soit la garantie est appelée pour des raisons manifestement étrangères au contrat garanti (des raisons politiques, par exemple les affaires iraniennes), soit elle est mise en œuvre aux termes de faux documents ou d’affirmations mensongères ou dolosives4.

Dans le débat devant le juge de l’évidence, le preneur à bail et les garants avaient cru pouvoir se fonder sur un arrêt de la Cour de cassation de 2002 admettant la fraude mais, contrairement à ce que ces parties soutenaient, cette décision de la Cour suprême illustrait encore l’appréciation éminemment restrictive de la notion de la fraude et d’abus en matière de garantie autonome. En effet, dans cette affaire, le bénéficiaire avait appelé la garantie en sachant que le contrat de base et l’aval bancaire correspondant avaient été annulés dans tous leurs effets et en procédant, dès lors, à une affirmation « sciemment inexacte » 5.

On peut donc se demander ce qui, en l’espèce, a conduit des professionnels de la garantie autonome à oser braver la jurisprudence établie de longue date en la matière.

Les garants craignent-ils, dans les circonstances actuelles, une multiplication des appels en paiement alors qu’ils ne pourraient pas récupérer les fonds sur les donneurs d’ordre, leurs clients, en grandes difficultés ? Il faut dire que nombre de ces donneurs d’ordre se sont placés sous protection de justice aux termes de procédures amiables de prévention (telles que la conciliation) et que les ordonnances Covid permettent au juge de ces procédures de suspendre provisoirement, sans débat contradictoire, l’exigibilité de toute créance.

De là à ce que les garants considèrent qu’il vaudrait mieux que la créance suspendue soit celle du voisin…
Le juge des référés ne s’est pas laissé impressionner par ces moyens et a dit n’y avoir lieu à référé en faisant observer au passage, après avoir rappelé le caractère autonome de l’obligation des garants, que la demanderesse « ne prouvait pas la mauvaise foi qu’elle reprochait à la défenderesse pour lui imputer la conscience de son absence de droit, donc un abus manifeste de cette dernière… ». À la lecture de la décision, on y apprend au passage que le juge est celui-là même qui a rendu en mai 2020 la décision dans l’affaire Total c/ Direct Energie tant commentée depuis lors (cf. note 1).

Le débat autour de la force majeure ne fait que commencer et il semble que rien ne permet d’anticiper, a fortiori au stade du référé, un revirement de la jurisprudence majoritaire sur l’obligation de paiement de sommes d’argent. En effet, la force majeure « financière » n’est généralement pas admise dès lors qu’il ne s’agit que d’invoquer des pertes ou des difficultés financières6. Dans sa décision,  le juge des référés fait expressément mention de cette jurisprudence sur l’obligation de paiement.

Relevons, au demeurant, que quand bien même « la force du principe de créance » (selon l’expression récente du juge de l’exécution) que le bailleur tire du contrat de bail7 serait atténuée ou aménagée par les juridictions du fond sur le fondement de la force majeure, on voit mal à l’aune du caractère autonome de l’engagement du garant comment la « force du principe de créance » du bénéficiaire à l’encontre de ce garant pourrait, de ce seul fait, souffrir contestation.

Le droit de la garantie autonome à première demande est donc sauf.

Ce qui est une bonne nouvelle pour les bénéficiaires de cet instrument de crédit n’en constitue pas nécessairement une mauvaise pour les donneurs d’ordre. En effet, à fragiliser la garantie autonome au gré des circonstances, aussi difficiles soient-elles, on ne manquerait pas de nuire ultimement au crédit des donneurs d’ordre eux-mêmes.

 

 

1 La Semaine Juridique – Entreprise et Affaires n° 38, 17 septembre 2020 ; Lexbase n° 836 du 17 septembre 2020 – contrats : T. Com Paris, ord. 20 mai 2020, 2020-016407 ; CA Paris 28 juillet 2020, 20/06689 et 20/06675; T. Jud. Paris, juge de l’exécution, 9 juillet 2020, RG n° 2080712.

2 Ordonnances de référé – TC Paris 5 octobre 2020, RG 2020 038390 et 2020 038391.

3 CA Paris 24 avril 1992, D. 1993. Somm. 102,

 Vasseur ; Cass. com. 19 avril 1992, D. 1993. Somm. 105, Vasseur.

4 Ph. Simler, Garanties autonomes et lettres d’intention n° 33, Jurisclasseur-Lexis 360.

5 Cass. com. 4 juin 2002, n° 99-2147.

6 Cass civ 3e, 17 février 2010, n° 0820943, Juris-Data n° 2010000804, JCP Entreprise 2010, 1316 ; Cass com. 16 sept. 2014, n° 13-20.306, Bull. civ. IV n° 306 ; D 2014, 1217.

7 Trib Jud. Paris, juge de l’exécution, 9 juillet 2020, RG n° 2080712.