Etat de droit en Pologne et en Hongrie : deux arrêts imposent une obligation de résultat en matière de respect des valeurs de l’UE

 

 

 

 

Article de Richard Milchior, publié chez Option Droit & Affaires (ODA 575 du 9 mars 2022)

 

Le règlement (UE, Euratom 2020/2092) établissant un régime « de conditionnalité » pour le budget de l’Union Européenne (UE) autorise la Commission à retenir des montants dus au titre de celui-ci si les violations de l’Etat de droit dans l’Etat bénéficiaire peuvent porter atteinte aux intérêts financiers de l’Union, et ce afin de permettre de faire pression sur la Pologne et la Hongrie. Son annulation était demandé par ces pays et a donné lieu à deux arrêts de l’Assemblée plénière de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) (Aff C-156/21 et C-157/21 16 février 2022).

 

A titre principal, il était argué de l’absence de base juridique pour adopter le règlement établissant un régime « de conditionnalité »  pour le budget de l’Union Européenne (UE) et de ce que la base utilisée constituait un contournement de l’article 7 du Traité de l’Union Européenne (TUE) et, subsidiairement, qu’une autre base légale aurait dû être adoptée. Les autres moyens reprenaient sous un fondement distinct les mêmes idées.

L’article 322, paragraphe 1, a) du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE), base légale du règlement, dispose que les « règles financières » concernant notamment l’exécution du budget sont adoptées par le Parlement et le Conseil. Ces règles incluent celles fixant les obligations de contrôle et d’audit incombant aux États membres lorsque la Commission exécute le budget en coopération avec eux. Sur ce fondement, la Cour a vérifié la base légale.

Le règlement vise à protéger, par la prise de mesures, le budget en cas de violation des principes de l’État de droit dans un État membre. Ces mesures ne peuvent être adoptées qu’en cas de motif raisonnable de penser que la violation risque de porter atteinte à la bonne gestion financière du budget ou à la protection des intérêts financiers de l’Union. Elles sont variées, proportionnées, adaptables à la situation et réversibles. Elles n’ont pas vocation à sanctionner un État membre, mais à protéger les destinataires finaux et bénéficiaires du budget.

La protection n’est garantie que si les violations peuvent être poursuivies et les décisions arbitraires ou illégales peuvent faire l’objet d’un contrôle effectif par des autorités judiciaires indépendantes. La Cour se réfère aux atteintes à l’indépendance de la justice et au respect de l’État de droit en Pologne et Hongrie.

Le règlement vise à protéger le budget contre des atteintes découlant de manière suffisamment directe de violations des principes de l’État de droit mais non à sanctionner celles-ci. Cette finalité est cohérente avec le principe de bonne gestion financière de l’article 310, paragraphe 5,  du TFUE et donc avec le Titre II de la sixième partie du TFUE qui inclut l’article 322. La base légale du règlement est ainsi justifiée.

Une autre critique était fondée sur l’interprétation du « principe de conditionnalité » qui permet de refuser des versements budgétaires.

L’État de droit inclut les valeurs de l’article 2 TUE. Aussi, conformément aux articles 5 et 7 TUE, un « mécanisme de conditionnalité » peut être fondé sur le respect dudit État de droit. Les violations peuvent sinon, en l’absence d’un contrôle juridictionnel effectif, entraîner l’absence de garantie que les dépenses budgétaires répondent aux objectifs poursuivis par l’Union.

La Cour en a déduit que le règlement énonce les définitions et mesures permettant la mise en œuvre du « mécanisme de conditionnalité », ce qui  relève des « règles financières ». Plus précisément, l’article 4, paragraphe 2, liste les situations ou comportements d’un État Membre pouvant entrainer l’application de sanctions.

La Cour ajouta que la mise en œuvre des mesures implique qu’un « lien » réel soit établi entre les violations alléguées et le risque d’atteinte au budget. Elles ne peuvent être mises en œuvre par la Commission que sur la base d’éléments concrets et sous contrôle de la Cour. Un tel « lien » n’existant pas de façon automatique, le mécanisme de conditionnalité ne peut être assimilé à un mécanisme de sanction pour violation de l’État de droit.

Elle rejeta la critique soutenant que le règlement ne définirait pas des obligations concrètes en rappelant que le respect des principes de l’État de droit constituait une obligation de résultat découlant de l’appartenance à l’Union, message fort s’il en est. Si le règlement ne définit pas toutes les situations envisageables, cela ne remet pas en cause la base juridique.

 

  • Le prétendu contournement des articles 7 du TUE et 269 du TFUE

L’article 7 du TUE établit à disposition du Conseil ou du Conseil Européen une procédure discrétionnaire protégeant les valeurs de l’UE sous réserves de l’obligation pour les États membres d’assurer un contrôle juridictionnel effectif.

La Cour a donné des exemples de dispositions de droit dérivé conférant aux institutions de l’Union la possibilité de sanctionner les violations par un État membre des valeurs de l’article 2 du TUE et a ajouté qu’en application de l’article 19 du TUE combiné à l’article 47 de la Charte, il existe une obligation de résultat d’avoir des juridictions indépendantes pour interpréter et appliquer le droit de l’Union. L’article 7 du TUE n’est donc pas le seul moyen de faire respecter l’État de droit.

Le contrôle au titre du règlement n’est pas le même que celui à effectuer au titre de l’article 7 du TUE. La procédure de l’article 7 vise à sanctionner des déséquilibres graves et persistants d’une valeur visée à l’article 2 du TUE alors que le Règlement se limite à l’examen des violations de l’État de droit s’il existe un motif raisonnable de considérer qu’elles ont une incidence budgétaire. Elles n’ont ni but ni objet commun. Enfin le règlement n’étendait pas le champ de compétence de la CJUE puisque l’État de droit relève des valeurs de l’article 2 du TUE qui s’impose aux États membres même en l’absence de règlement.

 

  • Les autres moyens : subsidiarité, principe d’attribution

L’article 322 du TFUE étant une base valable car le règlement comporte des « règles financières » relatives au budget de l’Union, cette dernière disposait d’une compétence exclusive, ce qui excluait l’application du principe de subsidiarité.

Il était soutenu que la base juridique utilisée privait d’effet utile le principe d’attribution de l’article 4, paragraphe 1, et 5, paragraphe 2, du TUE ainsi que l’obligation de respecter les fonctions essentielles des Etats membres (article 4, paragraphe 2, deuxième phrase, du TUE). La Cour rappela que l’article 322 du TFUE était une base valable et l’obligation de respecter les principes du règlement était une obligation de résultat pour respecter l’identité de l’Union. Peu importe que le comportement critiqué relève d’une autorité d’un État membre participant à son action dans des domaines fondamentaux pour l’exercice de ses activités essentielles. La violation du principe d’attribution fut rejetée.

 

  • Le principe d’égalité entre les Etats

La violation du principe d’égalité entre les Etats membres fut invoquée  du fait de l’absence de prise en compte d’informations pertinentes, d’absence de connaissance des principes applicables et du vote des sanctions à la majorité qualifiée qui discriminerait les petits et moyens Etats.

La Cour répéta qu’il existait une obligation de résultat de faire respecter l’État de droit. La Commission et le Conseil doivent effectuer leur appréciation en tenant compte des contextes et circonstances y inclus les spécificités du système juridique de l’État membre et de sa marge d’appréciation. La Commission doit examiner la pertinence des informations dont elle dispose de manière concrète, objective et impartiale.

Concernant les critères et principes permettant d’engager la procédure, le considérant 3 du règlement en rappelle certains. Ces principes ont fait l’objet d’une jurisprudence abondante. De plus, les exigences à respecter par l’État en découlant figurent aussi aux considérants 8 à 10 et 12 du règlement. Les situations susceptibles de générer la mise en œuvre du règlement figurent à l’article 4, paragraphe 2, l’État concerné peut ainsi les identifier.

La Cour rejeta aussi le moyen tiré des règles de vote car celles prévues au règlement sont aussi celles de l’article 16, paragraphe 3, du TUE, ce qui ne viole pas le principe d’égalité des Etats.

 

  • Sécurité juridique et proportionnalité

Le principe de sécurité juridique fut invoqué en raison de la définition prétendument imprécise de l’État de droit. La Cour répondit que les principes étaient dans les traités ou explicités par la jurisprudence et qu’il existait des sources d’informations permettant de vérifier si leur mise en œuvre était correcte.

Concernant le principe de proportionnalité, la Commission n’avait pas dépassé son pouvoir d’appréciation et le règlement dispose que les mesures devaient être proportionnées en fonction notamment de l’incidence des violations. L’ensemble des recours fut rejeté.

Depuis ces arrêts, la guerre en Ukraine pourrait conduire vers une union nationale, à tout le moins en Pologne, passant par un retour vers l’indépendance du judiciaire et supprimant le besoin d’utiliser le règlement. Cependant ce texte subsiste et l’arrêt pose des principes forts, notamment l’obligation de résultat des Etats de respecter les valeurs de l’Union dont l’État de droit. Cela ouvre la voie à de nouveaux moyens dans les actions contre les Etats.