« Class action » à la française : une vraie réforme ?

 

 

Article de Pierre-Yves Rossignol pour La Tribune de l’Assurance – 17 janvier 2024

 

La « Class Action » venue des Etats-Unis, a toujours fasciné le monde judiciaire européen, en raison notamment des dommages et intérêts démesurés obtenus pour les victimes, par des avocats très intéressés au résultat de l’action.

La class action américaine se distingue par la possibilité de demander, en plus des dommages et intérêts compensatoires, des dommages et intérêts punitifs. Ces derniers ont une valeur d’exemplarité : des montants supplémentaires sont demandés à l’entreprise mise en cause afin de sanctionner une conduite critiquable et dissuader d’autres entreprises de se lancer dans des pratiques similaires.

Certains Etats membres de l’Union Européenne ayant adopté des procédures permettant aux consommateurs de se regrouper pour agir en justice, l’Union Européenne a publié en 2013 une recommandation, incitant tous les Etats membres à se doter d’une action de groupe. Le Royaume-Uni est le premier à l’avoir mise en place. Ce dispositif existe aussi en Allemagne, en Suède, au Portugal, aux Pays-Bas, en Espagne ou en Italie.

 

1/ Une « class action « à la française

L’action de groupe a été introduite en France par la Loi « Hamon » du 17 mars 2014. La Loi est entrée en vigueur le 1er octobre 2014, après que le décret du 24 septembre 2014 ait été publié.

Dès son introduction la loi Hamon a été l’objet de critiques, le législateur français ayant souhaité réserver l’introduction de l’instance aux seules associations de consommateurs représentatives au niveau national et agréées en application des dispositions de l’article L411-1 du Code de la consommation.

Il résulte des discussions parlementaires que si ce monopole instauré au profit des associations de consommateurs agréées a été retenu c’est parce que le législateur considérait que les associations représenteraient un « garde-fou » permettant de garantir le sérieux des actions de groupe qui seraient introduites.

 

2/ Fonctionnement et champ d’application

Sur le plan procédural la loi Hamon est organisée en trois phases :

– Une première phase juridictionnelle consacrée à l’examen de la responsabilité du défendeur, devant le tribunal judiciaire et selon les règles de droit commun ;

– Une phase de réparation des préjudices selon le mécanisme de l’opt-in permettant aux seules personnes ayant expressément adhéré au groupe de percevoir les indemnités.

– Une phase facultative permettant aux juges de statuer sur les éventuelles difficultés de mise en œuvre du jugement sur la responsabilité pour la réparation des préjudices.

 

Dans un premier temps les secteurs de la santé et de l’environnement avaient été exclus du champ d’application de la loi.

L’action de groupe a par la suite été étendue aux domaines suivants :

– La santé avec la loi n°2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé – articles L. 1143-1 et suivants du Code de la santé publique ;

– L’environnement avec la loi n°2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé – article L. 142-3-1 du Code de l’environnement ;

– Les données personnelles – issue également de la loi n°2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIème siècle – article 37 de la loi informatique et liberté du 6 janvier 1978 ;

– Les discrimination imputables à un employeur public ou privé, toujours issue de la loi n°2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIème siècle – article L. 1134-6 et suivants du Code du travail ;

– Puis finalement le domaine de la location immobilière, avec la loi n°2016-1021 du 23 novembre 2019, loi dire « ELAN ».

 

3/ Un bilan mitigé

 

Seules 32 actions de groupe ont été engagées depuis 2014 et seules 6 ont prospérées (3 à la suite d’une déclaration de responsabilité du défendeur et trois à la suite d’un accord amiable).  Ce sont les actions en matière de consommation qui ont le plus de succès : 20 de ce type depuis 2014.

Par ailleurs plusieurs préjudices collectifs ont fait l’objet d’actions conjointes de victimes plutôt que d’action de groupe comme :

– L’action collective conjointe de patients à l’encontre du laboratoire Merck pour défaut d’information sur les effets secondaires du Levothyrox, dans le cadre de laquelle 4 115 dossiers de plaignants ont été déposés devant le tribunal judiciaire de Lyon, réclamant une indemnisation forfaitaire à hauteur de 10 000 euros par personne, pour réparer le préjudice moral ;

– Le procès à l’encontre du Laboratoire Servier, accusé d’avoir volontairement dissimulé le caractère anorexigène du médicament Mediator, qui a réuni 4 981 victimes et 376 avocats ;

– Le procès relatif aux prothèses mammaires PIP qui réunit 1 700 plaignantes.

 

Mais il ne s’agit pas en l’espèce d’action de groupe mais plutôt d’actions groupées : plusieurs victimes, représentées en général par un seul avocat, engagent une action en justice reposant sur un fondement identique, et devant le même tribunal. Cette saisine en groupe leur donne en général un certain poids et un écho sur le plan médiatique que n’auraient pas des actions individuelles, engagées séparément par les victimes.

Ce bilan décevant a été imputé à la relative complexité du régime juridique des actions de groupe (7 fondements et des règles procédurales et de fond variant pour chacun des fondements) ;

Il a également été imputé à l’étroitesse du champ matériel des lois : les actions de groupe ne couvriraient pas l’ensemble des droits subjectifs, ce qui aurait conduit à l’échec de plusieurs d’entre elles ;

La mainmise de l’action par les associations agrées a contribué à ce que les consommateurs se sentent écartés du processus, alors pourtant que la Loi Hamon était résolument consumériste.

Il est également évident que les associations de consommateurs ne disposent pas toujours des moyens nécessaires pour financer des actions longues et coûteuses. Et que cela plaise ou non, n’oublions pas que les cabinets d’avocats ont souvent un rôle moteur dans le lancement des « class actions » aux Etats-Unis.

 

4/ Un mouvement de fond venu des institutions européennes

 

En réponse à plusieurs scandales (« dieselgate » chez Volkswagen et autres constructeurs, indemnisation de vols chez Ryanair, etc.), la Commission européenne a proposé, début 2018, un nouveau programme de protection des consommateurs. C’est ainsi qu’a été adoptée la Directive 2020/1828 sur les actions représentatives visant à protéger les intérêts des consommateurs.

La Directive vise à instaurer un régime juridique d’action de groupe pour chaque État membre, en cohérence avec son droit interne.

Plus intéressant, elle vise également la possibilité pour les consommateurs de chaque État membre de participer à une action de groupe à l’échelle européenne.

La directive de 2020 désigne l’action de groupe par les termes « action représentative » : « Une action visant à protéger les intérêts collectifs des consommateurs qui est intentée par une entité qualifiée en tant que partie demanderesse pour le compte de consommateurs en vue de demander une mesure de cessation, une mesure de réparation, ou les deux. »

Le champ d’application de la Directive est particulièrement large : 66 actes européens sont énumérés dans l’annexe I de la directive, qui couvre divers domaines : services financiers, réseaux et services de communications électroniques, voyages aériens, assurances, santé…

Toutefois la directive de 2020 réserve également à des « entités qualifiées » l’excercice des actions. Les « entités qualifiées » sont les organisation ou organisme public représentant les intérêts des consommateurs désignés par les État membre comme étant qualifié pour intenter des actions représentatives.

Or la Directive indique qu’à ce titre, les organisations de consommateurs, « devraient toutes être considérées comme bien placées pour demander le statut d’entité qualifiée conformément au droit national » ou les organismes publics. Peu de changement à attendre de ce côté-là si les législations nationales évoluent conformément au texte de la Directive.

Cependant l’action de groupe pourra prendre une certaine ampleur puisqu’il est prévu que l’action devienne « transfrontalière ». C’est le cas lorsque l’infraction lèse ou est susceptible de léser les consommateurs dans différents États membres : l’action représentative peut alors être intentée devant la juridiction ou l’autorité administrative d’un État membre par plusieurs entités qualifiées de différents États membres afin de protéger les intérêts collectifs des consommateurs dans différents États membres.

Toutefois les actions ne peuvent tendre qu’à solliciter des indemnités compensatoires – le législateur européen reste prudent et se tient à l’écart du système américain.

 

5/ La réforme tant attendue

 

Afin de transposer la directive 2020/1828 dite « Action représentative » (elle devait être transposée au plus tard le 25 décembre 2022 ce qui signifie que l’Etat français est en retard), une proposition de loi relative au régime juridique des actions de groupe a été déposée à l’Assemblée nationale le 15 décembre 2022.

Elle vise à rendre les actions de groupe plus efficaces en unifiant leur régime juridique quel que soit le défendeur concerné et quel que soit le domaine ou le secteur d’activité en cause et en élargissant la qualité à agir des demandeurs ;

La commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République a rendu son rapport et a modifié la proposition de loi initiale en tenant compte de l’avis du Conseil d’Etat le 15 février 2023.  Le texte a été adopté en première lecture par l’Assemblée nationale le 8 mars 2023 après engagement de la procédure accélérée. 

La réforme qui arrive va créer un bouleversement certain au regard de la situation antérieure. Elle ouvre largement le champ d’application de l’action de groupe, et allonge la liste des personnes ayant qualité pour déclencher l’action.

Ainsi sont supprimées toutes les dispositions spécifiques relatives à l’action de groupe dans divers codes et lois, le champ de l’action de groupe étant élargi à tous les domaines – c’est l’article 1er de la loi, l’action de groupe devient par principe possible en tous domaines.

Ont désormais qualité pour agir :

– Les associations agréées ;

– Les associations régulièrement déclarées depuis deux ans au moins et dont l’objet statuaire comporte la défense d’intérêts auxquels il a été porté atteinte (en l’état du droit, le socle commun procédural prévoit une durée de cinq ans) ;

– Les associations agissant pour le compte d’au moins cinquante personnes physiques se déclarant victimes d’un dommage relevant de l’action de groupe (ceci doit permettre à des associations ad hoc de se constituer sur un litige particulier, ce qui n’est pas permis en l’état du droit) ;

– Les associations agissant pour le compte d’au moins cinq personnes morales de droit privé inscrites au registre du commerce et des sociétés (RCS) ayant chacune au moins deux ans d’existence et se déclarant victimes d’un dommage relevant de l’action de groupe (ceci doit permettre à des entreprises de se réunir pour exercer une action de groupe, ce qui n’est pas permis en l’état du droit) ;

 Les associations agissant pour le compte d’au moins cinq collectivités territoriales se déclarant victimes d’un dommage relevant de l’action de groupe (là encore, ceci doit permettre à des collectivités territoriales de se réunir pour exercer une action de groupe, ce qui n’est pas permis en l’état du droit).

– Les syndicats professionnels représentatifs uniquement en matière de lutte contre les discriminations et de protection des données personnelles (aucun changement par rapport à l’état du droit actuel).

Tout préjudice est désormais indemnisable : corporel, matériel, moral.

Pour les personnes morales, la sanction serait plafonnée à 3% de leur chiffre d’affaires hors taxes réalisé en France. Pour les personnes physiques, la sanction ne pourrait dépasser le double du profit réalisé.

Le produit de la sanction est affecté au Trésor public.

 

Il faut également noter qu’une sanction civile est créé en cas de faute intentionnelle ayant causé des dommages sériels. Elle suppose la démonstration :

(i) d’un comportement délibéré ;

(ii) mis en œuvre afin d’obtenir un avantage indu ; et

(iii) ayant causé des dommages à plusieurs personnes dans des situations similaires.

 

Sur le plan procédural, le juge de la mise en état aura la possibilité de prendre des mesures provisoires utiles pour faire cesser le manquement allégué en cas de dommage imminent ou de trouble manifestement illicite (article 1 quater).

La possibilité pour le juge de mettre à la charge de l’Etat une avance de frais si le juge estime que l’action présente un caractère sérieux, est innovante, et peut permettre de financer des actions en justice dont les moyens sont limités.

Il est également prévu de spécialiser certains tribunaux judiciaires en matière d’actions de groupe.

A ce jour diverses critiques et interrogations ont été formulées par les députés de la commission des lois lors de l’adoption du texte.

Ainsi il est redouté que le texte puisse conduire à un engorgement des juridictions à cause de l’élargissement de la qualité à agir. Si ce texte aurait sans doute pour effet une augmentation du contentieux, suffira-t-il à lui seul à faire une différence, vu l’engorgement actuel des juridictions françaises ? Il est permis d’en douter.

Le texte ne consacre pas le principe de l’ « opt out » qui permet d’emblée, d’intégrer les victimes potentielles à la procédure, à l’exception de celles qui se manifestent expressément pour ne pas l’être. A l’inverse, il est démontré que dans les pays qui pratiquent le principe de l’opt in (comme en France), moins de 5% des victimes y adhèrent.

La création d’une compétence exclusive de certains tribunaux judiciaires pour les actions de groupe pourrait conduire à aggraver encore les fractures territoriales entre justiciables et juges.

Il est évident que cette loi changera considérablement la donne, avec une multiplication des contentieux dans de nombreux domaines du droit et qu’une véritable jurisprudence va naître en matière de « class action » à la française.

 

 

Pour toute question en droit des assurances, nous vous invitons à contacter Me Pierre-Yves Rossignol, associé => p.rossignol@herald-avocats.com