« Attentat de Conflans : l’indispensable lutte contre la haine en ligne »
Interview de Juliette Félix, Counsel, pour Le Point – 20 octobre 2020
Article de Laurence Neuer
L’assassinat de Samuel Paty illustre dramatiquement les lacunes du dispositif de lutte contre la haine sur les réseaux sociaux. Plusieurs pistes sont à l’étude.
Le Conseil constitutionnel a censuré la proposition de loi sur la lutte contre la haine en ligne portée par la députée LREM Laetitia Avia.
Samuel Paty est mort pour avoir enseigné la liberté d’expression. Son tueur a pu passer entre les mailles du filet Internet grâce… à la liberté d’expression. Funeste paradoxe. L’ignoble assassinat de cet enseignant de Conflans-Sainte-Honorine relance le débat sur la lutte contre la haine sur Internet : comment repérer et prévenir les actes terroristes prémédités, a fortiori lorsque, comme dans le cas du drame de Conflans, les clignotants s’allument quelques jours avant le passage à l’acte ? « Il y a des vidéos postées sur les réseaux, il y a peut-être d’autres mobilisations qu’on n’a pas vues, et qui sont, d’une certaine manière, responsables de ce qui s’est passé », a détaillé le porte-parole du gouvernement Gabriel Attal au micro de BFM TV. Et d’évoquer la « responsabilité » de ceux qui ont participé au « lynchage public » de l’enseignant, livré à la vindicte par le père d’une élève et d’un militant islamiste connu des services de renseignements.
« Responsable », le mot est lâché. Mais de quoi est-il le nom dans l’univers numérique ? « Les plateformes sont, depuis la LCEN de 2004, considérées comme des hébergeurs et, à ce titre, sont soumises à une responsabilité atténuée avec des obligations a minima, résume la magistrate Myriam Quéméner, spécialiste des questions de cybercriminalité. Elles n’ont pas d’obligation générale de surveillance, et la suppression des contenus illicites qu’elles hébergent dépend de leur bon vouloir tant qu’une demande de retrait ne leur est pas notifiée. À cet égard, elles doivent informer “promptement” les services compétents des activités illicites qui leur sont signalées.
Cela fait plusieurs années que l’on essaye d’affermir leurs responsabilités. » En vain.
En effet, celle-ci se heurte au mur de la liberté d’expression au nom de laquelle le Conseil constitutionnel a censuré la proposition de loi portée par la députée LREM Laetitia Avia obligeant Facebook, Twitter, YouTube et consorts à retirer sous 24 heures (voire une heure dans certains cas) les contenus manifestement haineux et les contenus à caractère terroriste. « C’est le contrôle du juge qui garantit le respect de la liberté d’expression. Or, la loi Avia donnait à la plateforme un délai très court pour retirer le contenu, ce qui ne permettait pas de porter le débat devant un juge, explique l’avocate Juliette Félix. On n’a pas encore trouvé de solution efficace et juridiquement acceptable pour forcer une plateforme à supprimer rapidement un contenu haineux dont la viralité peut se révéler fatale. » Après le drame de Conflans, certains articles du texte de la députée parisienne devraient néanmoins être repris et intégrés au projet de loi sur la lutte contre le séparatisme. Laetitia Avia souhaite à cet égard voir renforcer les liens de coopération entre les plateformes et les pouvoirs publics, « avec sanctions quand les plateformes refusent de coopérer – pour qu’on puisse avoir les éléments d’identification des auteurs de ces contenus chaque fois que nécessaire », a-t-elle précisé à l’Agence France-Presse.
Un « procureur dédié à la haine en ligne »
Le gouvernement assure poursuivre sa réflexion sur la régulation des plateformes, et Marlène Schiappa, ministre déléguée en charge de la Citoyenneté, doit rencontrer ce mardi les patrons des principaux réseaux sociaux. Pour le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, c’est de l’Europe que doit venir la réponse. « Il faut que le Parlement européen adopte rapidement un texte en cours de discussion sur le retrait des contenus terroristes en ligne ; je souhaite aussi réunir les différents ministres de la Justice pour encadrer les réseaux sociaux lorsqu’ils permettent l’expression de la haine », a détaillé le ministre au Parisien. Ce dernier entend par ailleurs « renforcer la répression » des comportements incitant à la haine, et notamment la diffusion de vidéos illicites (qui est actuellement punie de cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende).
Mais la loi n’est pas le seul rempart à la haine, estime l’avocate Julie Jacob. « La réponse doit aussi venir d’un engagement des réseaux sociaux. À cet égard, Twitter donne un signe positif d’avancée en acceptant une médiation avec des associations (SOS Racisme, UEFJ, etc.) en vue d’organiser une modération plus efficace et transparente, précise la juriste. Pour gagner la bataille des violences, du harcèlement, de la haine et du terrorisme, il est par ailleurs nécessaire d’accélérer le traitement des dossiers avec, le cas échéant, un procureur dédié à la haine en ligne », suggère-t-elle.
Un compte déjà signalé
D’autant que l’affaire soulève cette question cruciale : pourquoi l’assaillant a-t-il échappé aux radars de l’antiterrorisme ? Selon plusieurs sources, citées notamment par France Info, l’homme avait été signalé à la plateforme Pharos après plusieurs messages troublants et notamment la publication d’un photomontage montrant une décapitation. La Licra avait aussi signalé ses propos antisémites, que Twitter a vite supprimés. Ces signalements ont, semble-t-il, été transmis à l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (Uclat). Mais le compte Twitter de cet homme, par ailleurs connu des services de police pour des dégradations de biens publics et des violences en
réunion, n’a pas été suspendu, et aucune enquête n’a été diligentée contre lui. « Il me semble nécessaire de renforcer les équipes et le suivi des signalements pour améliorer la traçabilité des dossiers », suggère Myriam Quéméner. Pour l’heure, les quelque 80 messages de soutien à l’attaque terroriste publiés depuis vendredi donneront lieu à des procédures diligentées par la police ou la gendarmerie, à savoir des convocations ou des perquisitions à domicile, a promis l’Élysée.