Réquisition de biens et de services : mode d’emploi après la loi du 23/03/2020
William AZAN, Avocat associé POLE PUBLIC
Guillaume ROLAND, Avocat associé POLE SOCIAL
La loi dite d’urgence (« sanitaire ») pour faire face à l’épidémie de COVID 19 a été publiée le 24/03/2020 au Journal Officiel sous le numéro 2020/290.
Elle comporte des dispositions ouvrant droit à réquisition par le Premier Ministre ou le Ministre des Solidarités et de la Santé (et dès lors aux Préfets par délégation) au titre de l’urgence à laquelle nous sommes désormais confrontés.
Le droit de réquisition de services, de biens et de personnes sera à n’en pas douter indispensable pour faire face au tsunami qui arrive.
Peu de pans de l’activité économique du pays qui ne puissent à un moment quelconque rester étrangers à une réquisition.
Qu’il s’agisse d’entreprises du secteur de la santé d’ores et déjà mobilisées ou qui le seront bientôt ; de l’agroalimentaire de l’eau, de l’énergie ou des transports ; les besoins vitaux de la Nation seront couverts par voie de réquisition forcée si besoin.
Dans une telle situation il nous semble nécessaire de détailler comment devrait être mis en œuvre par les pouvoirs publics ce dispositif très rigoureux et comment seront indemnisées ensuite les personnes et entreprises réquisitionnées ; la Loi s’accompagnant pour les récalcitrants de sanctions pénales (peine de prison et amende).
La mise en œuvre par les pouvoirs publics : une mesure de police administrative contraignante
Précisons, tout d’abord, que même si notre Président a déclaré la guerre à l’épidémie de COVID 19 la réquisition nouvelle qui nous occupe ici n’est pas la réquisition militaire au sens du Code de la Défense même si elle s’en rapproche beaucoup.
Au plan indemnitaire, elle s’aligne en effet sur le Code de la Défense renforçant le caractère exceptionnel du dispositif en créant, en réalité, en un nouveau régime de réquisition : la réquisition de sécurité sanitaire.
Il s’agit donc d’un régime de réquisition mixte ; à la fois civile (de même nature juridique que celui que l’on connait en matière de réquisition de logement) et militaire pour son indemnisation au titre de l’article L3131-8 du Code de la Défense.
Ces différents régimes de réquisition sont cependant indépendants les uns des autres. Ceci constitue une garantie fondamentale que des autorités incompétentes ne puissent se substituer à celle du Premier Ministre expressément désigné pour prendre des mesures de réquisitions par « décret réglementaire » (une extraordinaire tautologie pour désigner un simple décret ne nécessitant pas le passage en Conseil d’Etat).
Ce dispositif peut se heurter, en effet, à ce qui existe déjà au titre du Code Général des Collectivités territoriales qui connait un pouvoir de réquisition pour les maires en matière de police administrative pour assurer la salubrité publique et la sécurité au plan local.
Il y a là un risque de conflit de compétence qu’il convient d’éviter dans un souci d’efficacité du service public tout entier.
Nous invitons donc les maires en exercice à la plus grande prudence dans la rédaction d’éventuels arrêtés de réquisition et en tous cas à se coordonner parfaitement avec les services préfectoraux préalablement à toute initiative sur le sujet.
Ceci posé les arrêtés de réquisition, y compris ceux qui seront pris en application de la loi du 23 mars 2020, doivent tous obéir aux règles minimales suivantes :
– Etre motivés en droit et en fait ;
– Etre précis notamment en termes de périmètre et de durée ;
– Etre proportionnés ;
– Respecter le principe de l’égalité de répartition des charges entre les citoyens placés dans une même situation de fait et de droit ;
– Respecter le principe de l’égalité de la répartition des charges entre les entreprises placées dans une même situation de fait au départ afin de partager la responsabilité (et les risques attachés) à la réquisition ;
– Accessoirement, et si c’est compatible avec la situation d’urgence, il conviendra de prévoir les conditions d’indemnisation de la personne réquisitionnée que ce soit une personne physique ou morale).
Le non-respect de la réquisition constitue un délit pénal lourdement sanctionné de prison et d’amende de six mois de peine de prison et 10.000€ d’amende.
Il convient, enfin, d’attirer l’attention des employeurs et des fonctionnaires requis qu’ils ne devraient pas pouvoir invoquer leur droit de retrait malgré la dangerosité du virus COVID 19 ; la responsabilité pour risque de l’Etat les conduisant toutefois à bénéficier des garanties dont disposent également les collaborateurs occasionnels du service public que la loi désigne sous le terme de bénévoles.
Un tempérament est cependant à apporter s’agissant de l’exercice de leur droit de retrait par les salariés d’entreprises réquisitionnées.
A notre sens le droit de retrait a en effet la valeur d’un droit fondamental.
Un arrêt particulièrement éclairant (Cass. Soc., 28 janvier 2009, n°07-44.556) retient la nullité (et non l’absence de cause réelle et sérieuse) du licenciement disciplinaire pris en violation de l’exercice régulier du droit de retrait (donc licenciement violant une liberté fondamentale, Cass. Soc., 13 mars 2001, n°99-45.735).
La Cour rattache le droit de retrait au droit à la santé puisque sa décision est fondée au visa, non seulement de l’article L4131-3 du Code du travail prévoyant le droit de retrait, mais aussi de l’article L1121-1 du même code, qui prévoit que « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché » qu’elle interprète « à la lumière de l’article 8 § 4 de la directive 89/391/CEE du 12 juin 1989 » relative à la mise en œuvre des mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et la santé des travailleurs.
La Cour rattache donc clairement l’exercice du droit de retrait au droit à la santé des travailleurs.
Ce droit à la santé des travailleurs est lui-même rattaché au droit constitutionnel à la santé de toute personne, reconnu à l’alinéa 11 du préambule de la Constitution de 1946.
Cela a été réaffirmé dans un arrêt (Cass. Soc., 29 juin 2011, n°09-71.107) dans lequel la Chambre sociale affirme que « le droit à la santé et au repos est au nombre des exigences constitutionnelles » : à cet égard il est particulièrement intéressant de constater que bien qu’il s’agisse d’une hypothèse purement de droit du travail, elle ne parle pas de « droit à la santé du travailleur » mais bien de « droit à la santé » pur et simple.
Nous sommes donc d’avis que le droit de retrait du travailleur doit être considéré comme le corollaire du droit constitutionnel à la santé et se voir reconnaître la même valeur juridique.
A ce titre, on pourrait éventuellement envisager une transposition à l’hypothèse du droit de retrait, de la jurisprudence retenue par le Conseil d’Etat s’agissant du droit de grève (autre droit à valeur constitutionnelle), qui retient que la réquisition ne peut faire obstacle au droit de grève que si celle-ci serait de nature à « porter une atteinte suffisamment grave à la continuité d’un service public ou à la satisfaction des besoins de la population » (CE, sect., 24 février 1961, n° 40013).
Bien entendu, cette interprétation mérite confirmation et il importe avant tout que les salariés bénéficient des mesures à appliquer en vue d’assurer la protection de la santé et la sécurité des travailleurs telles que préconisées et actualisées par le gouvernement, afin d’éviter un recours systématique à l’exercice du droit de retrait.
En l’absence de jurisprudence pour traiter de cette apparente opposition entre deux principe d’égale valeur constitutionnelle et sans attendre une éventuelle QPC qui ne serait pas traitée avant des mois, il nous semble que toute décision de réquisition doit s’accompagner de mesure de prophylaxie sanitaire destinée à normalement protéger le salarié afin notamment d’écarter toute irrégularité.
La clé de voute de ce nouveau dispositif et partant son succès opérationnel réside probablement dans le soin apporté par l’administration dans la rédaction de la motivation de l’arrêté et dans les moyens effectifs mis à disposition des salariés pour exécuter cette réquisition.
La question des masques FFPP2 risque de surgir sur un nouveau front après celui des soignants, des forces de police et maintenant des personnels requis.
L’indemnisation des personnes et entreprises réquisitionnées
A la différence du code de l’Expropriation pour cause d’utilité publique en matière immobilière, l’indemnité sera nécessairement versée postérieurement à la réquisition (après avis de commissions ad hoc ou sur la base de barèmes et tarifs que le Premier Ministre fixera par arrêté)
Comme en matière quasi contractuelle, il ne saurait y avoir de marge commerciale pour l’entreprise réquisitionnée mais uniquement remboursement du préjudice direct et certain subi (frais de matériels, de transport et de personnels)
Cela exclura d’emblée la marge commerciale et les frais de structure ou d’autres éléments annexes du champ de l’indemnité.
Pour éviter des contentieux inutiles, nous suggérons aux organisations professionnelles de prendre attache avec les services de l’Etat pour établir ces barèmes et tarifs (par exemple pour la collecte de déchets infectés et leur élimination ou les services de pompes funèbres ou bien encore le transport des personnels soignants.)
Des modèles types devraient être préparés et l’Etat devrait mettre en place des procédures d’indemnisation rapide
Quelles que soient les conditions dans lesquelles interviendront les personnels requis, nous invitons les employeurs à prendre les assurances nécessaires en cas d’accident en cours de réquisition ou malheureusement d’infection des personnels (un bilan de santé avant leur intervention sera très utile pour établir la condition de causalité en cas d’indemnisation du préjudice par l’Etat)
La présente note d’information ne saurait valoir conseil juridique et nous vous invitons à prendre attache avec un conseil pour avoir une recommandation applicable à votre situation spécifique.