La condamnation d’Altice group Lux Sarl pour « gun jumping » confirmé à 94% par la Cour de Justice (Aff C-746/21P)
1er décembre 2023
Article de Richard MILCHIOR, associé, pour Le Monde du Droit
Richard Milchior, avocat associé, commente l’arrêt de la CJUE qui confirme la condamnation d’Altice group Lux Sarl pour « gun jumping ».
En 2021, le Tribunal avait infligé à Altice deux amendes totalisant 56,25 millions d’euros pour absence de notification préalable de concentration et réalisation avant autorisation, en violation des articles 4§1 et 7 du règlement CE 139/2004, lors de l’acquisition de PT Portugal.
Le pourvoi reprochait au Tribunal d’avoir jugé que les articles 4 et 7 poursuivaient des objectifs autonomes alors qu’ils seraient redondants. Pour la Cour, une opération peut être notifiée, mais réalisée avant autorisation, constituant ainsi des objectifs autonomes.
Altice soutenait qu’infliger deux amendes violait le principe de proportionnalité en arguant que les articles 4 et 7 protégeaient le même objectif. La Cour rejeta cette argumentation en indiquant que le pouvoir d’infliger deux amendes permet un contrôle efficace des concentrations.
La double amende violerait aussi l’interdiction de double sanction existant dans les principes généraux communs aux différents États membres. La Cour a répondu que le Tribunal avait rejeté cet argument et n’avait pas à répondre en détail aux six avis juridiques produits pour le justifier. L’argument était aussi fondé sur la prémisse erronée selon laquelle les articles 4 et 7 poursuivaient les mêmes objectifs. Il fut rejeté.
Un second moyen arguait à nouveau de la violation du principe de proportionnalité. Il fut rejeté car l’argumentation n’était pas étayée et Altice aurait confondu concours d’infractions et concours de loi.
Les troisièmes à cinquième moyens concernaient l’appréciation d’éléments factuels. La Cour précise qu’un seul élément, l’intervention effective d’Altice dans l’activité de Portugal PT avant autorisation de la concentration, était critiqué. La critique portait sur la pertinence du critère utilisé par le Tribunal pour apprécier les arrangements antérieurs à la clôture et sept cas « d’exercice effectif d’une influence déterminante » sur Portugal PT et le bienfondé devait en être contrôlé.
Le troisième moyen discutait de la notion de « réalisation » d’une concentration et son application. La Cour répond que le terme « réalisation » n’est pas défini dans le règlement 139/2004 et renvoyant à sa jurisprudence Ernst & Young (C-633/16), considère que le Tribunal en a correctement fait application. Concernant la notion de « réalisation partielle », elle précisa qu’un comportement même limité dans le temps peut contribuer à un changement durable de contrôle puis ajouta que le Tribunal n’avait pas commis d’erreur en considérant que des mesures non nécessaires au changement de contrôle et accessoires peuvent contribuer à la réalisation d’une concentration, rejetant ainsi le troisième moyen.
Le quatrième moyen soulevait une mauvaise interprétation de la notion de « droit de veto » et une dénaturation du SPA interprété comme conférant un tel droit. La Cour rappelle que les arrangements antérieurs à la clôture conféraient la possibilité d’avoir une « influence déterminante » sur PT Portugal et qu’Altice ne conteste pas qu’en vertu du SPA, diverses décisions concernant les activités, stratégies commerciales et structure de direction de PT Portugal ne pouvaient être prises qu’avec son accord écrit, sous peine d’indemnisation. Il avait donc été correctement décidé que cette possibilité conférait à Altice une influence déterminante.
Le cinquième moyen contestait la conclusion du Tribunal selon laquelle des échanges d’informations équivaudraient à la « réalisation » d’une concentration mais il venait d’une mauvaise lecture de la décision attaquée de la Commission qui s’était, selon la Cour, limité à considérer que ces échanges contribuaient à démontrer qu’Altice avait exercé une « influence déterminante ».
Enfin les amendes étaient contestées en arguant d’une mauvaise appréciation de la notion de « négligence » car un tel cas d’espèce n’avait jamais été jugé. La Cour a répondu que l’amende peut être fixée même dans ce cas et que les entreprises auraient pu consulter la Commission sur l’interprétation des textes.
Une autre critique portait sur le fait d’avoir jugé que la décision de la Commission motivait bien l’infliction de deux amendes distinctes et cumulatives de 62 250 000 euros et que l’article 14§3 du règlement 139/2004 ne permettait pas d’infliger deux amendes identiques pour deux infractions autonomes, dont l’une n’ayant duré qu’un seul jour.
La Cour a rappelé que la Commission avait décidé que les infractions étaient identiques en nature et gravité, mais différente en durée, sans expliquer pourquoi les amendes étaient identiques. Il y avait insuffisance de motivation. De plus, la Cour a considéré que chaque amende devait faire l’objet d’une appréciation spécifique. Compte tenu du caractère instantané de l’infraction d’absence de notification, le Tribunal aurait dû apprécier si l’amende était proportionnée, ce qu’il n’a pas fait.
L’arrêt a été partiellement annulé. La Cour, statuant au fond, a annulé l’article 4 de la décision attaquée pour insuffisance de motivation et a réduit les amendes pour les fixer finalement à 52 912 500 euros et condamne Altice à payer 5/6ème des dépens de la Commission.